Depuis une dizaine d’années, la participation des femmes à la vie économique au Maroc reste faible et connait des régressions préoccupantes. Malgré les raisons évidentes pour lesquelles elles ont un rôle de taille à jouer dans la population active du pays, leur insertion reste pourtant difficile et s’illustre par un taux de 25% en 2000 qui a chuté de 5%, pour passer sous la barre des 20% en 2020 et remonter timidement à 20,9% en 2021 (données HCP).
Erigée parmi les Priorités royales, l’égalité de genre en matière d’opportunités économiques et d’activité des femmes est plus que jamais nécessaire dans un contexte où la situation des Marocaines a connu un recul important lié notamment à la crise sanitaire, qui a amplifié les violences conjugales faites aux femmes, a limité l’accès aux soins de santé pour près de 30% d’entre elles, tout en entrainant une hausse de leur précarité et de leur vulnérabilité sociale.
C’est dans ce contexte que Southbridge A&I s’est engagé auprès d’ONU Femmes, avec l’appui du ministère de l’Economie et des Finances, pour proposer des solutions en rupture, permettant d’atteindre l’objectif gouvernemental de 30% de taux d’activité économique des femmes à l’horizon 2026, autour du financement comme véritable accélérateur de l’inclusion économique, à l’instar de ce qui a pu être réalisé dans d’autres pays à travers le monde, notamment en Amérique Latine.
L’intervention a nécessité un état des lieux national précis à haut niveau du financement de l’égalité de genre, à travers notamment des entretiens avec plus de 50 décideurs de l’écosystème financier (ministres, présidents de banques, directeurs des risques, directeurs d’agences publiques, présidents et présidentes d’associations). Par ailleurs, plus 70 cheffes d’entreprises et de coopératives, tous secteurs confondus, ont également été sollicitées pour mieux appréhender la perspective de la femme entrepreneure sur le système financier du pays et les problématiques rencontrées.
Deux visions complémentaires coexistent
Le diagnostic national a permis d’identifier et de définir deux visions complémentaires se dessinant entre les institutions financières et les femmes entrepreneures.
Selon un PDG de banque interrogé dans le cadre de l’enquête, « il va de soi que l’on peut améliorer l’offre pour tenir compte davantage de l’aspect genre, mais sur le fond, c’est fondamentalement un problème de demande ». Autrement dit : il n’y aurait pas assez de femmes entrepreneurs au Maroc. A contrario, près de 35% des femmes entrepreneures interrogées jugent ne pas bénéficier d’offres bancaires adaptées à leurs besoins et leurs spécificités. Une inadéquation des produits financiers qui pourrait paralyser la volonté d’entreprendre chez une majorité d’entre elles. De la même manière, le risque représenté par les femmes en tant qu’emprunteurs est perçu comme étant moins élevé par la totalité des acteurs financiers interrogés, le remboursement de la dette étant plus rigoureux avec une meilleure visibilité sur les flux futurs. Le taux de défaut est d’ailleurs manifestement inférieur chez les associations de microcrédit : 20% chez les hommes contre 17% chez les femmes (chiffres de mai 2022), et ces dernières sont les seules à suivre cet indicateur aujourd’hui.
Pourtant, du côté de la demande, les chiffres l’indiquent : le Maroc est un pays où la femme entreprend. Seulement, elle le fait peu dans le monde formel. D’après l’Observatoire Marocain de la très petite, petite et moyenne entreprise (OMTPME), en 2022, seulement 16.2% des dirigeants d’entreprises au Maroc sont des femmes, alors même qu’en moyenne au sein des associations de microcrédit, les projets portés par des femmes représentent plus de 50% du portefeuille. De la même manière, il est estimé que dans l’informel, 1 entreprise sur 2 est portée par une femme.
Difficile néanmoins d’encourager et de financer l’entreprenariat féminin lorsqu’il n’en existe pas une définition uniformisée et partagée au sein des institutions financières, et qui n’est pas axée, pour la majorité des cas, à l’actionnariat. En effet, près de 70% des Directeurs généraux et Directeurs des risques interviewés ont une définition liée à l’actionnariat, quand près de 70% des femmes entrepreneures interrogées présentent une définition plus complète intégrant l’actionnariat et le poids dans la gestion d’une micro-entreprise.
L’absence de Data genre au sein des institutions financières limite fortement la mesure de la profondeur du marché et la perception des besoins des femmes entrepreneures, malgré les initiatives lancées dans ce sens par Bank Al Maghrib. De plus, près de 70% des banques interrogées déclarent que les données relatives au financement des entreprises portées par les femmes n’existent pas, alors que près de 30% affirment que ces mêmes données existent mais ne sont tout simplement pas traitées.
Non seulement confrontées à un certain nombre de défis lorsqu’il s’agit d’accéder au financement et à l’investissement pour leurs entreprises et leurs initiatives, les femmes doivent également faire face à des biais implicites ou explicites, puisque plus de 30% interrogées estiment avoir été confrontées à des difficultés de financement directement liées à leur genre.
Des initiatives orientées genre à impact
Force est de constater que les initiatives de financement orienté genre testées au Maroc ont connu un franc succès lorsqu’elles étaient différenciées.
Historiquement, la microfinance s’est positionnée comme un produit de financement à destination des femmes, sans être un produit orienté genre stricto sensu. En 2021, les crédits octroyés par plusieurs Associations de micro-crédit (AMC) ont quasiment atteint la parité, avec près de 47% de femmes bénéficiaires de crédits d’AMC. Fortement plébiscité par les femmes en zones rurales, le microcrédit répond davantage à leurs besoins et à leurs spécificités pour lancer rapidement des activités génératrices de revenus, avec peu de garanties exigées au vu de leur accès limité au patrimoine.
Pour les particuliers et professionnelles, les banques de la place ont pris en compte le potentiel et proposé à leur clientèle féminine de multiples offres, packages et produits avantageux tels que Sayidati chez CIH ou Laky chez Al Barid Bank.
Du côté des entreprises dirigées par des femmes, les banques se sont engagées dans des programmes/produits de financement orienté genre tels que le programme Women in Business, lancé par la BMCI et BOA, ou encore les solutions de garanties Ilayki de Tamwilcom dont le mécanisme a permis le financement, via le secteur bancaire et la microfinance, de 17 000 TPE féminines exerçant dans divers secteurs économiques, avec un volume de crédits garantis à hauteur de 80% atteignant 2 milliards de dirhams.
Cependant, malgré des efforts notables et significatifs, le secteur bancaire marocain a levé moins de 50 millions de dollars de financement orienté genre, quand d’autre pays parviennent à déployer des centaines de millions, voire des milliards de dollars, notamment en Amérique latine. Alors même que ce financement par les banques peut être très compétitif, le seul Gender bond émis au Maroc par la Banque Centrale Populaire a été souscrit à un taux significativement plus bas que le marché par les institutionnels marocains (près de 60% de points de base).
Des mesures de financement de l’égalité des genres centrées autour d’un ‘Choc’ de l’offre
Ainsi, le gouvernement marocain a récemment misé sur un cadre réglementaire pour favoriser l’émergence d’initiatives et produits de financement orienté genre, avec, entre autres, le lancement en 2021 d’un Guide sur le Gender Bond par l’Agence marocaine des marchés et capitaux (AMMC), l’émission en 2022 par Bank Al-Maghrib d’une recommandation relative à la prise en compte de l’aspect genre dans les établissements de crédit et l’adéquation de la démarche avec les politiques publiques déjà existantes, comme la Stratégie Nationale d’Inclusion Financière (SNIF).
Le lancement de mesures autour du financement de l’égalité de genre constitue ainsi une initiative forte et marquante, tant à l’échelle nationale qu’internationale, à l’heure où les financements fléchés (social, genre, …) se développent pour rapidement résoudre les multiples défis sociaux auxquels sont confrontés les pays en voie de développement.
Ce programme, conçu à partir de partis pris forts et nécessaires pour la réalisation des objectifs attendus, doit s’accompagner d’un changement de paradigme assumé et communiqué dans l’approche de l’Etat afin de porter plus fort la problématique de l’égalité de genre.
La première étape nécessaire est l’évolution de la définition vers le concept du ‘Gender Lens’ et son adoption par l’ensemble des acteurs publics et de financement. Cette définition élargie intègre toute entreprise engagée pour les femmes, à travers l’actionnariat, la gestion, l’emploi ou la proposition des services dédiés, qu’elle soit dirigée par un homme ou une femme.
Au cœur de la stratégie, plutôt que de se focaliser sur la sensibilisation et les mesures – certes nécessaires – de création d’un cadre propice à l’inclusion économique des femmes, il s’agit de créer un « choc de l’offre » en termes de produits de financement sexospécifiques avantageux et diversifiés, comme vecteurs et accélérateurs de l’inclusion économique des femmes marocaines.
Enfin, la structuration de la demande est nécessaire, à travers notamment des programmes d’accompagnement spécifiques permettant l’émergence d’un écosystème de structures d’accompagnement dédiées et des structures de qualification locales, permettant la labellisation de projets ‘Gender Lens’, pour un ciblage facilité des institutions financières.
Présentées lors d’un colloque organisé le 14 décembre 2022 à Casablanca, ces initiatives ont abouti à la signature d’une convention entre le ministère de l’Économie et des Finances, le ministère de la Solidarité, de l’Insertion sociale et de la Famille, Tamwilcom et le Groupement professionnel des Banques du Maroc (GPBM), autour de trois mesures à déployer en priorité dès 2023 : un produit de dette ‘Gender Lens’, couplé à un produit de garantie préférentielle, ainsi qu’un programme d’accompagnement dédié à l’entreprenariat féminin.
A travers cette convention, les partenaires signataires s’engagent à développer et déployer les trois mesures et à allouer les ressources nécessaires pour leur mise en place.